Inspirations

Simon Njami

Inspirations

Simon Njami

Pour une poétique de l’immatériel

Je ne sais rien de l’Afrique. Je ne veux rien en savoir, pour continuer à la découvrir, à l’apprendre. On ne peut pas savoir un continent. On ne peut pas savoir un pays. Au Cameroun d’où ma famille est issue, je suis un étranger. Mais pas n’importe quel étranger. Ma mémoire, virtuelle, recomposée, est la garantie de mon appartenance. Je me souviens de choses que je ne peux pas avoir vécues. Lorsque je me balade dans une ville comme Yaoundé, j’avance toujours comme un aventurier qui foule pour la première fois un territoire inconnu et peut-être hostile. Longtemps, mon univers africain s’est limité à quelques maisons et à deux villes, dont le souvenir est demeuré flou. Je ne suis jamais allé au-delà de Yaoundé, dans ce Nord islamique, nomade, sec, où les hommes et les femmes semblent sortir d’un autre livre que celui que j’ai lu. Leur beauté n’a rien à voir avec celle que je crois connaître, des gens de la forêt. Leurs langues sont différentes et me sont étrangères. À la vérité, au-delà de cette frontière symbolique que représente la capitale, commence – les raisons en sont gravées dans ma mémoire – un autre pays que je ne peux pas penser. Un pays, en fait, qui n’existe pas. Un non-pays. Un mirage. Une illusion. Un pays dont les contours flous ont été bannis de la mémoire des miens. C’était là, de ces entrailles sèches qu’était sorti le postier devenu Président. Ces terres symbolisent encore aujourd’hui pour moi le mal fait par un seul. Et ses habitants en portent tous la responsabilité. Qu’importe leur innocence. C’est une affaire personnelle. Irrationnelle, sans doute.
J’avance sur une large avenue qui porte pour nom une date dont je ne me souviens plus. Sans doute une étape de l’histoire du pays. Je dépasse l’hôtel Hilton. Cette avenue est trop large pour cette ville. Les voitures semblent s’y perdre. Parvenu au carrefour de la poste, je suis attiré par un embouteillage créé par un cavalier fonçant au galop autour du rond-point. Sans tenir compte des klaxons et des insultes qui fusent. C’est un homme du Nord. Il se dégage de lui une certaine lenteur, une majesté qui m’envoûte. Comme si son temps à lui ne nous concernait pas. Il s’engage dans une rue latérale et disparaît. J’ai cru apercevoir dans son regard la quête d’un ailleurs inaccessible. Enfant, je les voyais sur les marchés. Ils venaient vendre, descendus de leurs montagnes et de leurs étendues arides, sans industries, le fruit de leur travail de peausserie : sacs, armes traditionnelles, babouches, porte-monnaie… Il nous était interdit de leur adresser la parole. Ils n’ont pas mérité cet ostracisme, bien sûr. Mais la mémoire des miens est têtue.
J’ai marché ainsi dans les rues de Jérusalem. Suivant des inconnus qui avaient bien voulu me remettre sur le chemin que j’avais perdu. J’y étais un étranger. Un touriste. Et je pouvais me plonger sans pudeur dans la globalité de ce que je découvrais, avec la volonté de tout comprendre. Aucun sentiment superflu d’appartenance ne me créait de handicap. C’est sans doute cette réceptivité-là, cette ouverture particulière qui m’a permis de mieux comprendre le monde. Cette prétendue appartenance nous aveugle. Crée des devoirs auxquels nous ne sommes pas toujours sûrs de faire face, afin que survive le mythe ancestral. Mais le mythe ancestral n’est-il pas un élément indéfectible de notre perception de notre propre moi ? Y a-t-il une autre façon de se penser, de s’enraciner sur un sol ou une quelconque entité géographique, autre que ce rapt émotionnel ? Cette appropriation abusive et unique ? Comme lorsque vous avez lu un livre, que vous vous êtes fabriqué vos propres héros, et que soudain, le livre devient un film. Le film se confronte à votre film intérieur. Et les images interfèrent les unes avec les autres, se mélangent et s’annulent. Où est la réalité à laquelle vous vous référiez ? Elle n’existe plus. Et vous êtes seul de nouveau. Un peu plus seul encore que par le passé. Avant cette révélation d’un monde qui grouille, vibre et évolue en dehors de vous. Un monde qui vous renvoie à une vieille histoire racontée au coin d’un feu, que vous ne connaissez pas. Des visages à la fois familiers et étrangers, tirant précisément leur familiarité du fait qu’ils sont enfin ancrés quelque part.
Cet ancrage, encore une fois, ne relève que de la subjectivité et de la nécessité pour moi de vouloir voir des frères dans tous les inconnus que je croise. L’illusion de la fraternité africaine passe elle-même par ces détours qui font que l’on ne se sent africain qu’une fois plongé hors de l’Afrique. Mes premiers amis Camerounais, Africains même, devrais-je dire, furent ainsi des gens de Paris ou d’ailleurs. Dans ce retour que l’on opère sur soi dès lors que l’on prend conscience de cette nécessaire affinité. Qu’importe le côté artificiel qui, parfois, prélude à ces rencontres. On n’y échappe pas. On ne rejette pas un homme qui vient vers vous, la main tendue, en vous appelant frère. Malgré le malaise. L’usurpation d’un mot dont la nature est exclusive. À chaque fois que j’entendais ce mot prononcé par d’autres, à mon endroit, une partie de moi ne pouvait s’empêcher de sourire ou de grimacer à la supercherie. C’est ce qui arrive avec les mots réservés à mon frère et à ma sœur, avec lesquels nous formions, nous formons, un clan imperméable à toute intrusion. Nous vivions notre africanité dans le cercle très restreint de notre maison et des fantasmes dont nous avions été nourris.
Les gens qui m’entourent réveillent cette africanité. Cet atavisme profond. Je me souviens. Il y avait du soleil. Les gens riaient et parlaient fort, dans une langue que je ne comprenais pas bien ; ils s’agitaient autour de moi en m’appelant « papa », « petit papa ». Le regard de mon père. Le sourire de ma mère. C’était la première fois que je mettais pieds dans ce pays qui est aussi le mien. J’avais eu jusqu’alors pour seuls horizons des champs enneigés et des toits pointus, des feux de cheminées. Des Noëls blancs. Je me souviens. Je suis revenu. Encore et encore. J’ai su comprendre et parler cette langue bassa à travers les mots et les gestes de mon grand-père. Les visages ont vieilli. Mais le souvenir de cette autre vie demeure toujours aussi vivace. De ce baptême, cette initiation. Ce que j’ignore, ma peau, mes pieds, mes yeux le savent. Je ne serai jamais complètement perdu ici. Je connais cette terre rouge. Tellement rouge. Cette terre du pays de la forêt. Je reconnais ces femmes aux hanches pleines. Cet enfant dont j’aurais pu être le père et qui se tourne maintenant vers moi avec un sourire vainqueur.
Il faut parcourir un pays, un continent, pour saisir l’insaisissable. J’ai en mémoire des voyages en bus ou en train. Les ai-je au reste réellement effectués ou bien n’est-ce là encore qu’un amoncellement de souvenirs empruntés à d’autres ? Je me souvenais d’une atmosphère grouillante et bruyante. Des animaux de basse-cour, des hommes et des femmes entassés, des cris d’enfants : l’Afrique.
Edéa fut une illumination. Je me souviens encore d’une petite fille qui vendait des cacahuètes. Elle parlait bassa. J’avais réalisé soudain que nous étions dans mon pays. Dans un pays où tous parlaient la langue de mes parents. Ma langue. L’Afrique ne nous facilite pas ce sentiment d’appartenance total. Le français est la seule langue qui puisse être comprise par tous. Avec l’anglais, à un moindre degré. Qu’est une nation si ce n’est une langue ? Cette fille qui parle bassa. À cette langue bassa, je dois toutes mes révélations. Au piège du signifiant contre le signifié et à l’inévitable bâtardisation dont nous sommes tous les acteurs actifs ou passifs. La langue maternelle est sensée être la langue de la mère. Alors qu’au fond, cela signifie plutôt la langue-mère. Ma mère était-elle une langue ou bien encore le français, qui d’entre toutes est la langue que je parle le moins mal, pouvait-il se substituer à cette absence ? Le bâtard, selon la définition machiste qui teinte encore le mot, est un enfant qui n’a pas été reconnu par son père. Un être illégitime. Il n’y a pas, paradoxalement, de mot pour un enfant sans mère. Peut-être parce que les esprits bornés des siècles passés partaient du principe physiologique qui veut que l’enfant sorte toujours du ventre d’une femme. Le bâtard, c’est l’enfant sans père. Dans un système où l’attribution du nom, c’est-à-dire l’existence sociale, passe nécessairement par le père. La mère est une évidence qui ne se questionne jamais. Je me demande cependant si l’on ne peut pas, légitimement, inverser la charge de la preuve. Après tout, dès lors que ma mère a disparu, qui suis-je ? Et que devient cette langue maternelle dans laquelle j’ai été sevré ?
Cette langue que j’entendais parler partout autour de moi à Édéa était la sienne. Lorsque nous étions enfants, en Europe, elle s’efforçait, avec mon père, de nous transmettre cet ancrage-là. Pour que nous puissions nous y retrouver comme dans un pays que nous n’avions pas connu et qui ne pouvait pas être tout à fait – ils en avaient conscience – le nôtre. La langue donc, comme seul territoire possible. Pour que les échos de cette musique étrange nous renvoient immanquablement à une appartenance inaliénable. Une légitimité. La langue, selon mes parents, était un pays à la fois réel et imaginaire. Un pays qui ne pouvait s’approcher que par l’intimité de la parole et du cercle familial. Une initiation incantatoire. Mes parents auraient souhaité que nous puissions penser comme eux. Partant du principe hégélien qui veut que ce soit dans les mots que nous pensions, ils avaient voulu nous faire penser en bassa, c’est-à-dire dans la langue et en tant que membres d’une communauté puisque, comme souvent, le mot qui correspond à une langue se confond avec celui qui nomme la nationalité. Un anglais parle anglais. Un allemand, allemand. Mais que diable peuvent donc parler des peuples dont la langue ne s’accorde pas à la nation ? Que parlent les américains ou les mexicains ? Une langue n’est peut-être rien d’autre qu’un mirage, sans les images qui s’y attachent. Elle n’existe que dans la vérité de ce qu’elle évoque. Sinon, elle n’est qu’un ensemble de signes abstraits et vides. Mes parents nous ont transmis des signes auxquels ils ont collé des images subliminales. Leurs propres fantasmes nous ont servis de fantasme. Et l’idée que nous nous sommes faite de ce pays qui est également le nôtre ne fut rien d’autre qu’un fantasme de fantasme.
Il faut aller au-delà des mots pour parvenir enfin à déchiffrer le sens caché des mots. Je me demande parfois si nous ne sommes pas tous, à une échelle ou à une autre, contraints d’opérer cette négociation sémantique permanente. Nous ne pouvons nous sentir chez nous dans une langue que dans la mesure où cette langue nous parle. C’est-à-dire, dans la mesure où elle traduit le plus fidèlement possible nos émotions singulières. Dans l’écriture, ce parcours devient plus radical, puisque nous ne désirons pas communiquer à autrui, mais avant tout nous traduire à nous-mêmes, dans une langue qui, quelle que soit notre familiarité avec elle, nous sera toujours problématique. C’est ce que l’écrivain haïtien René Depestre voulait dire en écrivant : j’ai pris la langue française et je lui ai fait un bâtard. La langue est emblématique, annonciatrice d’un monde idéal dans la mesure où elle nous a enseigné à nous méfier de la pureté, ce mythe dangereux dont notre siècle a pu mesurer l’absurdité.
Enfant, la langue m’était un mystère. Elle me paraît aujourd’hui plus inabordable encore qu’en ce temps-là. J’aime le choc de la rencontre improbable. La gestuelle. Le ballet obscur qu’évoque l’oralité. Car une langue est d’abord et avant tout quelque chose que l’on parle avant d’être quelque chose d’écrit. D’où les besoins qu’éprouvait Gustave Flaubert de s’enfermer dans son gueuloir pour tester les lignes qu’il venait de jeter sur la feuille.
Un film me revient en mémoire que j’avais saisi au vol. Were Were Liking, poète et dramaturge, répondait à la question d’une journaliste. Were parlait du peuple bassa. Elle commença par dire que le peuple bassa, dont elle était elle-même issue, n’avait rien produit de tangible en matière artistique, contrairement aux Bamoun ou aux Bamileke, dont les œuvres sont visibles dans tous les musées d’ethnologie du monde. Je fus surpris de m’entendre ainsi remis en cause. Trahi dans mon sentiment et ma fierté bassa, et qui plus est, par une « sœur ». Ma réaction me surprenait : elle affirmait une appartenance forte et une identification que je n’avais, jusqu’à cet instant, jamais questionnées.

Elle démontrait, mieux que n’importe quel discours, que mes parents n’avaient peut-être pas failli dans leur projet de faire de moi un authentique bassa, par la simple magie de la langue. Sur l’écran, Were continuait : les bassa n’ont pas sculpté, disait-elle, simplement parce qu’ils n’éprouvaient aucune vénération pour la matérialité, pour la permanence et l’incarnation des choses. Leur lieu de prédilection était la parole et ils en étaient devenus les maîtres.

On se demandera, avec quelque légitimité, sans doute, ce que viennent faire ces considérations vaguement autobiographiques, dans un texte qui est sensé parler d’une exposition virtuelle, de carnets, de création contemporaine, d’Afrique. C’est que, dans un continent où l’oralité surpasse encore toute autre forme de communication, l’espace fictif d’un écran renvoie à mes yeux à une fiction réelle. L’art est un miroir. Un miroir double, qui projette une mise en abîme infinie: la fiction devient la réalité d’une fiction qui est une autre réalité, dans un cercle infini. Boris Vian écrivait : « Cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée d’un bout à l’autre ». Il aurait pu dire le contraire. Cette histoire est fausse puisqu’elle reproduit la réalité. Mais quelle est l’essence de la réalité si ce n’est une projection subjective? Un point de vue? Dans l’art, la matérialisation d’un concept ou d’une histoire illustre bien cette impossibilité de posséder le monde dans sa globalité. Nous ne pouvons en saisir que des fragments. Comment pourrions-nous nous penser dans le monde, c’est-à-dire nous penser dans un quelconque environnement, si nous n’opérions pas une manipulation qui nous permettre de remplir les vides qui nous échappent? L’art ne fait rien d’autre que cela, nous donne l’illusion d’un monde structuré. La structure de ce monde-là s’inscrit dans les lignes et entre les lignes du trait. Une histoire, selon les préceptes aristotéliciens, qui auraient un début et une fin. Or il n’existe ni début, ni fin. Il n’existe que des fragments, des tranches, des moments. La vie n’est rien d’autre qu’une opération de transsubstantiation. Un leurre utile qui nous permet de ne pas devenir fous. Les contes sont une autre forme de narration bien fidèle à la réalité car, dès le départ, on nous annonce que nous sommes dans l’illusion. Et c’est cette affirmation initiale seule qui nous permet de basculer de l’autre côté du miroir, d’apercevoir la vérité. Car celle-ci ne peut être saisie autrement que de manière allégorique, métaphorique.

On pourrait assimiler la création artistique à une œuvre littéraire. Ce qui signifie que les modes de représentation d’un espace africain original – et cela ne s’applique pas uniquement à l’Afrique – devraient être recherchés dans la culture africaine elle-même. Si l’on a parlé, à propos d’écrivains latino-américains comme Gabriel Garcia Marquès, de « réalisme magique », il me semble que l’Afrique ne devrait pas être exclue de cette famille. En effet, la base des langues africaines est l’oralité. Dans les récits, l’interaction est permanente, puisque d’une narration à une autre, sur un même sujet, le narrateur prend la liberté d’agrémenter le récit de ses propres inventions. Ainsi, le scénario devient une trame conceptuelle symbolique qui, dans les cadavres exquis, se transforme et évolue selon le narrateur. On pourrait ainsi imaginer que l’histoire d’origine soit complètement différente de l’histoire finale. Car, au bout du compte, ce n’est pas ce qui doit être dit qui compte, mais ce qui doit être compris.

Un écrit ne s’encombre pas de psychologie puisque l’action est consubstantielle à l’inconscient qui fait agir. Ainsi la psychologie, dans les récits africains, n’est pas à rechercher dans de longs monologues abscons, mais dans le cœur de l’action qui détermine, a posteriori, le champ de la réflexion. Ce qui, en d’autres termes, signifierait qu’il est utile de connaître la fin. Car la fin n’est pas l’objectif de la narration. C’est la narration elle-même qui détermine son propre objet. D’où le fait que les descriptions ne s’attachent jamais au symbolisme cher aux auteurs occidentaux du dix-neuvième, mais qu’elles sont aussi au seul service de l’action. L’action étant soumise aux impératifs de la narration, la réalité telle que nous la percevons devient un obstacle dont le narrateur ne s’encombrera pas, puisqu’il faut avancer coûte que coûte, en tenant son public en haleine. La vraisemblance n’a aucune importance, si le récit est mené de façon convaincante. On pourrait dire ainsi que le récit africain, sans aucune théorisation initiale, s’apparente au naturalisme spiritualiste que Huysmans appelait de ses vœux. Il n’est pas besoin d’une grande idée pour concevoir un récit, un film, mais de grandes actions. Comme chez Stevenson où « l’aventure est l’essence même de la fiction ».

Cette exposition, malgré son dispositif technologique, correspond mieux que toute autre forme au temps africain. Un temps qui ne saurait se limiter à un espace muséal. Le musée est une invention européenne. L’Afrique animiste croit aux signes, à la métaphore, au plaisant mensonge de création humaine.

Cet ensemble de carnets de notes, chacun avec son caractère et son identité, est comme le reflet d’une pensée africaine à l’œuvre. Un continent dont l’histoire est avant tout constituée d’immatérialité.

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