Tracer un signe implique une certaine forme de cécité. Une sorte d’espace invisible existant entre la première occurrence d’une pensée ou d’une expérience et sa traduction successive en un document. C’est un espace muet, caché, comme nous le rappelle Verne Harris, à l’intérieur duquel il oeuvre et crée la mémoire.1 C’est à travers ces actes de réminiscence invisibles et tacites d’imagination que de fait l’événement prend forme.
La première fois que j’ai entendu parler du projet lettera27 – voilà maintenant presque quatre ans – j’ai été attirée par l’idée d’une lettre inexistante : un élément manquant qui s’ajouterait au traditionnel alphabet de 26 lettres, allant de A à Z.
Quel aspect pourrait avoir cette lettre en plus ?
Quels mots commenceraient ou termineraient par cette lettre ?
S’agirait-il d’une lettre muette ?
Comme le « h » de « white » ou le « w » de « answer » ?
Le « blanc » n’est pas une couleur à proprement parler. Et les « réponses » suscitent tout d’abord une question.
L’idée d’un élément ajouté implique qu’il y ait un manque, une exigence de support auxiliaire. On introduit un élément supplémentaire parce qu’il complète ou facilite autre chose, mais il devrait rester accessoire : invisible.
Tracer, apposer un signe – et donc jouer à enregistrer ou à effacer – est au fond comme inventer une lettre imaginaire. Qu’ont en commun une nouvelle lettre de l’alphabet, la page blanche d’un carnet, le croquis sur le vif d’un artiste, le germe d’une idée et le projet de lettera27 basé sur la correspondance virtuelle (les emails, l’incorporeité de skype et les pièces jointes en PDF) ? Leur référence à une structure de support invisible.
La fonction des structures de support, selon Céline Condorelli, « nous invite à reconsidérer nos positions respectives dans le monde ». Les structures qui fournissent un support sont souvent marginales – comme une consonante muette ou la trace effacée d’un signe au crayon. Et pourtant en fin de compte, ces structures exercent une force fondamentale sur quelque chose d’autre : que ce quelque chose soit de nature artistique, historique ou architectonique. Le rôle de ce type d’« échafaudage» est sous-évalué, dans la mesure où nous tendons à considérer sa valeur séparément du produit final.3 Nous le faisons apparemment en vertu de l’autonomie de l’objet, de sa capacité à subsister, indépendamment des supports externes. Nous ne semblons pas disposés à admettre que la vulnérabilité, le paradoxe même d’une structure de support réside dans le fait que, pour autant qu’elle soit temporaire, fragile ou invisible, elle révèle de fait l’interdépendance intrinsèque entre l’objet supporté et son support.
Les carnets présentés ici à lettera27 sont, en ce sens, des actions tendant à la construction d’une sorte de catalogue. Et par « catalogue », je n’entends pas ici quelque chose de statique avec un C majuscule, comme je n’envisage pas de penser à l’Afrique comme à une chose stylisée. Certes, le fameux écrivain de Trinidad et Tobago VS Naipaul nous a dit que « l’âme africaine est une table rase sur laquelle tout peut être écrit, sur laquelle chaque fantaisie peut être transposée. » Et si nous voulions appliquer ce concept de table rase et de transponibilité à notre discours sur le support invisible ?
L’épistème de la pratique artistique contemporaine (autant au niveau local qu’international) dans cette partie du monde – l’Afrique – n’a pas été suffisamment exploré ; il est resté invisible à cause des structures fortement répressives du passé et de l’actuel manque de circuits de soutien (le digital divide n’est que l’un des problèmes présents en ce sens). L’économie de la visibilité – à travers les catalogues, les expositions ou les collections d’art – est précaire et les quelques artistes qui sont transposés sur la « table rase » dont parle VS Naipaul agissent souvent davantage en tant que médiateurs culturels, ou symboles exacerbés de la culture nationale, qu’en tant qu’artistes. C’est un sujet rabâché à l’infini. Mais toujours d’actualité.
Il doit pourtant bien y avoir une troisième voie : une manière d’ajouter un élément d’obscurité (la lettre muette de l’alphabet) sans seconder les mécanismes du marché construits autour de ce qui est exotique ou hors du commun. Nous avons besoin de structures de support aptes à générer la cécité, afin de commencer à voir l’histoire de l’art du point de vue de l’ignorance – à partir de ce que nous ne connaissons pas. Pour reimaginer, re-modeler ce qui a été oublié et transposé sur cette table rase.
Thomas de Quincey a décrit l’existence d’un élément manquant dans le processus de la pensée créative avec le mot « discurrendo ». Voici donc que « courant ici et là, à droite à gauche, rassemblant des éléments divers », il est possible d’« obtenir grâce à une médiation une troisième voie de compréhension ». Cette troisième modalité – qui prend en compte le support, ce qui n’est pas représenté, ce qui est fragile – n’est possible qu’en filigrane. Une lettre muette ne s’entend que dans le contexte du mot qui l’entoure. Le « b » de « debt » ou de « doubt » ne s’entend pas.
Les carnets des artistes présentés par lettera27 représentent une sorte de catalogue fragile, qui rend évidente cette troisième capacité invisible de compréhension : la trace, l’effacement, l’espace blanc – les contingences et les « discurrendo » qui intègrent la pratique créative où qu’elle soit (et pas seulement ici). Ce sont elles, les lettres muettes : des missives adressées à un monde fait de positions relatives. Des signes incisifs sur les structures invisibles de l’interdépendance.